La maison carnivore 2

L'espièglerie de l'un contrastait avec la bougonnerie de l'autre mais ils s'entendaient à merveille. Le vieil homme avait même, par la suite, appris à jouer aux échecs à Nicolas. Louis remplaçait, dans le coeur de Nicolas, le grand père qu'il n'avait jamais connu et Nicolas ressourçait Louis qui s'était flétri par ses années de solitude.

La rentrée au collège fut une simple formalité pour Nicolas.

Un jour où Nicolas vint jouer aux échecs dans le jardin de Louis, ce dernier, honteux de l'état de son jardin, lui proposa de gagner deux sous en le nettoyant. Après des heures d'efforts, il fut enfin présentable et Louis proposa à Nicolas d'inviter sa mère.

" Tu comprends, j'ai été triste pendant des années après le décès de mon épouse. Et avec le départ de ma fille, qui m'a, définitivement, fait sortir de sa vie, plus rien ne m'importait. La maison avait fini par avoir le dessus sur ma raison : elle m'avait dévoré. Plus rien ne m'intéressait et je m'abrutissais des heures devant la télévision. "

Louis raconta son histoire à Nicolas. Plus jeune il était journaliste, correspondant de guerre. Lorsque sa femme tomba malade, il continua à partir faire ses reportages à l'autre bout du monde. La raison profonde de ses départs, était qu'il souffrait trop de voir, petit à petit, la vie et la bonne humeur, quitter son épouse. C'est à sa fille unique, encore adolescente, qu'il laissa le soin de veiller sur elle. Il n'était pas à leur côté quand tout fut terminé.

A son retour, après une dispute énorme avec sa fille, celle-ci quitta la maison, sans se retourner, promettant qu'elle ne le verrait plus. Trop égoïste il paya au centuple sa faiblesse perdant ainsi, du même coup, son épouse et sa fille adorée. Il s'enferma et sombra petit à petit dans la solitude et le dénuement. Nicolas fut un peu troublé. Il vit combien l'aveu de son ami lui coûtait. Il aperçut, même, une larme couler le long de la joue du vieil homme fatigué.

Ils se voyaient chaque semaine depuis la rentrée et, pour Nicolas c'était la première fois qu'il voyait son ami ainsi. Il s'aperçut que Louis serrait dans sa main le porte cigarette en argent. Il lui avait un jour confié que c'était sa fille qui le lui avait offert. Il avait arrêté de fumer depuis bien longtemps mais le conservait précieusement. Après un long moment de silence il insista à nouveau auprès de Nicolas : " Mais oui ! Propose à ta mère de venir prendre un café ".

Nicolas hésita avant d'avouer à Louis: "Il y a juste un problème... Ma mère m'a interdit de s'approcher de cette maison. Depuis la rentrée, elle ne sait pas que je viens vous voir, elle me croit à la bibliothèque." "Mais pourquoi ne te permettrait-elle pas de venir ? La maison est propre maintenant et je soigne ma présentation." "Je vais voir, peut-être qu'en insistant un peu..."

Des semaines de négociations furent nécessaires après le choc de la révélation. Marie, la maman de Nicolas, avait exigé d'être tenue au courant de chaque visite. Elle paraissait profondément bouleversée. Chaque récit des heures passées avec le vieil homme à jardiner ou à jouer aux échecs la meurtrissait. Nicolas ne comprenait pas pourquoi.

Son année se termina et il parvint à obtenir une bonne moyenne et même le tableau d'honneur. Sa mère se sentit obligée de tenir sa parole et accepta de l'accompagner, a contre-coeur, chez Louis pour enfin le rencontrer. Le jour de la rencontre, Louis s'avança dans l'allée. Il était vêtu d'un superbe costume bleu marine à fine rayures, démodé mais qui lui donnait fière allure. Nicolas avait mis, comme à son habitude, un polo rayé et Marie s'était étrangement habillée en noir. Toute en noir.

Lorsque Louis serra la main de Marie et que leurs regards se croisèrent, ils crurent défaillir tous les deux. Louis serra très fort la main de Marie, des larmes coulaient, nombreuses, le long de ses joues. Marie, elle, sanglotait doucement. Le porte cigarette fétiche de Louis en argent avait roulé par terre, le nom de Marie gravé sous les armoiries revint aussitôt en mémoire à Nicolas.

Trois générations de la même famille se tenaient sur le seuil de la maison familiale. Louis sourit à Nicolas, avec bienveillance. La vie avait toujours le dernier mot. Grand-père, fille, petit-fils n'avaient, finalement, pas été broyés par la maison carnivore.

Fin

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