La tortue monde

Au tout début de tout, se déplaçait une tortue. Elle avançait lentement, traversant les temps et les saisons, soleil et pluie, nuit et jour, au rythme de son coeur. Un coeur chaud, un coeur fort, qui battait calmement, paisiblement.

Sur sa carapace habitaient de petits êtres. Ils ne manquaient de rien, même en période aride, ayant appris à écouter le rythme du coeur et des temps. Ils entendaient quelquefois la voix sourde et chaude de la tortue, qui les rassurait lorsque tout semblait difficile. A chaque temps, de nouvelles semences se déposaient sur la carapace que les petits êtres cultivaient avec soin. La récolte achevée, ils lançaient les grains dont ils n’avaient pas besoin dans le vent, donnant ainsi la vie sur le passage de la tortue.

Mais un jour, un puceron atterrit sur le dos de la tortue. D’habitude, les petits êtres détruisaient les pucerons car ils abîmaient les récoltes. Sauf que celui-ci était un peu plus malin que les autres et déclara : -Mes chers amis, comme je vous plains ! Les petits êtres se regardèrent surpris. -Oui, mes amis, je vous plains ! Que vous devez être à l’étroit ici sur cette pierre immobile !

-Mais ce n’est pas une pierre, répliqua un des petits êtres, c’est la tortue, quelque chose de bien vivant ! -Peuh, répondit le puceron, une tortue, ça ?! Vous vous trompez les amis ! Il y a bien des choses vivantes et intéressantes à voir en dehors ! Les petits êtres murmurèrent entre eux. Et si le puceron disait vrai ? Ils se mirent à l’écouter plus attentivement, ne prêtant pas attention au doux grondement de la tortue qui murmurait sous leurs pieds.

Le puceron les incita à sortir au-dehors, à accumuler ce qu’ils trouvaient, à se construire toutes sortes de choses dont ils n’avaient pas besoin. Bientôt, les petits êtres furent rongés par la soif de posséder et bâtir sur le dos de la tortue des maisons de plus en plus grandes, de plus en plus hautes. Ils creusèrent aussi des tunnels dans la carapace pour se déplacer plus vite sur celle-ci.

Ils n’écoutaient plus la tortue, ils ne respectaient plus son rythme. Ils ne l’entendaient pas suffoquer avec peine sous le poids de leurs envies, ils ne l’entendaient pas gémir à cause des blessures de leur folle vitesse. Et le monde autour d’eux se desséchait, privé de semences, des richesses que les petits êtres avaient jusque là partagées.

Un jour la tortue s’affaissa, épuisée, malmenée. La carapace trembla, des maisons s’écroulèrent. Les petits êtres s’écrièrent, paniqués. -La tortue, nous ne l’avons pas écouté ! Voilà qu’elle meure ! D’autres répliquèrent : -Vous croyez encore en ces légendes !? Non, cela est fini. Les uns restèrent en larmes sur le dos de la tortue, d’autres s’en allèrent le coeur sec et vide. Il faisait nuit.

Ceux qui étaient restés déblayèrent la carapace de tout ce qui l’avait encombré. Et attendirent sans trop savoir quoi faire d’autre. Alors les mains qui guérissent, les mains qui réparent déposèrent une petite graine d’espoir, une petite graine d’amour dans les creux et les failles de la carapace. Les petits êtres continuaient de pleurer, et leurs larmes coulèrent et glissèrent à leur tour dans ces creux.

Alors les grains germèrent. La tortue reprit des forces et se remit en marche. Alors la vie reprit…

Fin

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