Shadow, l'éternelle sentinelle

Les premiers rayons du soleil me caressent et m’illuminent, le vent pourrait bien s’engouffrer dans mes narines et gonfler ma poitrine, la pluie m’inonder et la neige alourdir mon poitrail, plus rien ne peut m’atteindre à présent ! Les hommes m’ont érigé une statue en mémoire de tous ceux que j’ai sauvés et je regarde à jamais cette montagne si belle et si dangereuse, que j’ai si souvent parcouru avec mon maître à la recherche de personnes disparues, ensevelies sous cette neige si pure et si traitresse !

Je suis, enfin j’étais un chien d’avalanche, de la race des golden retriever et je m’appelle « Shadow » car ne parlons pas au passé puisque je crois que je reste à jamais dans le cœur de la population de cette région et bien au-delà.

Je suis né dans un élevage où tous les chiens deviennent des sauveteurs ou des chiens d’aveugles et nous ne sommes pas choisis au hasard car nous avons de bonnes capacités d’apprentissage. J’ai été choisi par mon maître quand j’avais deux ans et nous nous sommes entrainés, mais pour moi c’étaient plutôt des jeux, pendant un an et demi.

Mon maître s’appelle Eric et nous sommes « potes » depuis le jour de notre rencontre. Pour être un bon chien d’avalanche, il faut d’abord un très bon odorat et à toute épreuve, être rapide mais concentré, résistant et confiant . Mon pote lui aussi a travaillé dur pour obtenir son brevet de conducteur de chien d’avalanche, un entrainement sur plusieurs années. Nous sommes devenus une équipe formidable, un duo fidèle à toute épreuve !

Oh ! on en a effectué des entraînements, des parties de cache-cache où au début il s’agissait juste de mettre mon odorat à l’épreuve et m’habituer à toutes sortes de choses comme regarder en profondeur, vaincre mon appréhension du vide : mon maître s’installait dans un trou d’un mètre de large et à son appel, je devais descendre. Ensuite, les recherches dans la neige ont commencé, Eric se couvrait de poudreuse et je devais le retrouver ; puis la neige était brassée, les tranchées tracées en zigzag afin de brouiller les pistes mais rien ne me déstabilisait, mon flair restait intact !

J’aimais cette complicité avec mon maître ; mais c’est vrai que parfois, à la suite d’entraînements de plus en plus compliqués, j’étais épuisé, car après une vingtaine de minutes d’exercices où je dois repérer, gratter la neige et me jeter dans une cavité où quelqu’un s’est caché, je tirais la langue. Tout ceci me demandait beaucoup d’endurance et surtout beaucoup de concentration.

Mais j’étais toujours récompensé et Eric était aux petits soins pour moi : les coussinets sous mes pattes étaient enduits tous les jours de graisse afin d’éviter les engelures, le vétérinaire contrôlait mon cœur et l’état de mes yeux car la réverbération du soleil en montagne est très forte et puis j’ai tellement de bons souvenirs, des moments si intenses de reconnaissance et de fierté de mon maître que la fatigue, l’épuisement même ne comptaient pas..

Pendant que Shadow rêve à tous ces moments forts du passé, il y a une autre personne qui revient elle aussi sur les traces d’un épisode qui faillit lui coûter la vie. Pierre se souvient de cette journée du 18 janvier comme si c’était hier, elle reste à jamais gravée dans sa tête et dans son corps.

« Nous étions partis Paul, Manuel et moi pour une randonnée à ski ; nous étions partis tôt, il faisait encore nuit et on suivait une vieille trace, sans aucune accumulation de neige, il n’y avait pas de danger. On avançait tranquillement, quand l’avalanche nous a piégés, sans bruit, juste un souffle comme une force invisible et soudaine.

Au début, on essaie de lutter mais on se sent vite impuissant face à la force de l’avalanche. J’étais pris dedans, bousculé, renversé, secoué comme si j’étais dans un tambour de machine à laver, happé dans un tourbillon infernal ! Et puis le grand choc et le silence, un silence ouaté, engourdi ; le corps compressé et de la neige partout, partout. Alors on a quelques réflexes de survie, on gratte devant sa bouche pour pouvoir respirer mais on sait que l’on ne pourra pas rester bien longtemps comme cela, l’air va vite manquer !

Pendant que Pierre essaie de lutter pour sa vie, les secours en montagne s’activent, car heureusement le groupe avait été repéré avant que l’avalanche se déclenche et ainsi tout le dispositif s’est mis en place immédiatement car le temps dans ces cas-là est essentiel, il faut faire très vite, chaque minute compte !"

Oui, Shadow se souvient bien lui aussi de ce jour-là. C’était une de ses premières interventions et il était en pleine forme ! "Il faisait très froid, quand j’ai vu mon maître courir vers moi, j’ai senti que c’était important; Eric m’a passé mon harnais et nous sommes allés très vite vers l’hélicoptère. Suspendu au bout d’un cable, puis déposé sur le terrain, mon rôle commençait.

La truffe au ras du sol, j’explorais, les sauveteurs eux aussi quadrillaient la surface, sondaient le sol avec des bâtons. Tout de suite, je marquais un premier arrêt et je dégageais la neige à grands coups de griffe: un corps gisait là, j’étais sûr, je sentais son odeur me rentrer dans les naseaux; les hommes dégageaient vite et trouvaient la première victime. Puis je repartais à l’assaut, la truffe en éveil et trouvais un peu plus loin un autre disparu. Eric, mon maître m’encourageait tout au long de mes recherches et je sentais sa joie, son bonheur à chaque découverte !

J’avais trouvé deux disparus et les sauveteurs pensaient avoir récupéré tout le monde, mais moi je savais qu’il y avait encore quelqu’un et mon flair ne me trompait pas. Je fouillais hors du périmètre de recherche, les hommes n’y croyaient pas ; il a fallu que je grogne, que je gratte, que je cours vers eux, que je saute même sur eux pour qu’ils me croient. Alors ils ont planté leurs sondes."

Pendant que Shadow s’appliquait à faire reconnaître son flair, Pierre résistait de tout son corps et de tout son cœur à l’anéantissement, mais l’air se raréfiait, et pendant encore quelques secondes il a revu les personnes aimées, ses parents, sa sœur, ses amis, tous ces gens qui ont fait partie de sa vie et qu’il ne reverra plus ! Puis l’air lui a manqué et il est tombé dans l’inconscience.

Mais grâce à Shadow, les sauveteurs ont dégagé très vite la neige qui recouvrait Pierre et lui ont vite pratiqué la respiration artificielle. Et, là ce fut comme une renaissance, de l’état comateux où il était entré, vide, inconscient, sans plus aucune réaction, Pierre recevait la vie de nouveau, l’air passait, circulait dans son corps, réchauffait sa conscience, son esprit.

"Comme un choc dans ma poitrine, comme une explosion dans ma gorge, l’air passait de nouveau dans tout mon être et j’ouvrais les yeux, la lumière inondait mon regard, je ne savais plus où j’étais, si j’étais mort ou vivant, si c’était cela le paradis ; puis j’ai vu ce « chien », il me regardait et je plongeais dans son regard alors j’ai su ! J’ai su que c’était lui qui m’avait sauvé, j’ai su à cet instant précis que son regard, son image ferait à jamais partie de ma vie « d’après »."

Shadow était entré pour toujours dans l’existence de Pierre. "Voilà, un de mes épisodes favoris, que je me remets de temps en temps en mémoire, il y en a eu beaucoup d’autres mais celui-là m’est très cher car Pierre est souvent venu me voir après sa sortie d’hôpital; il restait près de moi, à me regarder sans rien dire, à écouter le temps qui passe, perdu dans ce souvenir du 18 janvier mais heureux d’être là près de moi.

Maintenant je suis là, éternelle sentinelle de granit, installée sur la place du village, le regard tourné à jamais vers cette montagne qui m’a vu accomplir toutes ces recherches. Mais je suis tranquille, car je sais que d’autres « Shadow » et d’autres «Eric» sauveront encore d’autres « Pierre », victimes de cette belle et terrible montagne. »

Fin

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