Une enfance en rouge et or Vol.2

L’OMBRE D’UN DOUTE Un matin, début février 2005 : les vacances scolaires d’hiver approchent et Anna, remplie de doutes, semble malgré tout impatiente d’y arriver. Rien d’étonnant à cette fébrilité. À force de questionner quotidiennement ses parents depuis près d’un mois, ils finissent par lui confirmer, ce matin-là, que le garçon arrivant bientôt chez eux s’appelle Anton. Il est plus jeune qu’elle d’un an et demi et ne connaît que quelques mots de français. «  Comment va-t-on se comprendre alors ? s’inquiète Anna. - Eh bien, il compte sur toi pour apprendre et ne pas se sentir esseulé ! réplique sa mère.

- Pourquoi, vous lui avez parlé de moi ? - Bien sûr, et de toute la famille !  » Difficile, pour la fillette, d’admettre que bientôt ils ne seront plus trois, mais quatre, à passer les prochaines vacances sous le même toit. Anna se souvient bien aujourd’hui de ces instants de doute et du trouble qu’a opéré dans son esprit ce grand chambardement à cette période de son enfance. Mais cette crainte a progressivement été remplacée par la certitude de la place indéfectible qu’elle a toujours tenue dans le cœur de ses parents.

L’ARRIVÉE D’ANTON Le jour «  J  » tant attendu arriva enfin. Anna et ses parents partirent à l’aéroport chercher le petit garçon qui devait débarquer, accompagné d’une hôtesse. La fillette gardait précieusement dans ses mains la photographie que ses parents lui avaient confiée. Lorsque l’enfant apparut avec son accompagnatrice, Anna les montra du doigt et s’exclama : «  C’est lui, c’est Anton, je le reconnais !  »

Ils se dirigèrent vers la jeune femme tenant l’enfant par la main et les parents se chargèrent de commencer les présentations. Le petit garçon, de huit ans à peine, semblait timide mais se laissa embrasser sans réagir par les trois membres inconnus de cette famille venue l’accueillir. Anna le scruta un moment en silence, ce qui eut pour effet d’augmenter le malaise du garçonnet qui, lorsqu’il s’en aperçut, se tortilla. Après que toutes les formalités furent accomplies, l’hôtesse les laissa emmener le petit avec eux. C’est ainsi qu’il reprirent, en voiture, le chemin de la jolie maison roussillonnaise, non plus à trois, mais à quatre passagers!

APPRENDRE À SE CONNAÎTRE De retour à l’agréable villa de la petite famille, Anna montra avec fierté à Anton, tout intimidé, l’intégralité des pièces de la maison. Elle termina par la salle de jeu où un coin confortable avait été aménagé, pour l’occasion, afin que le petit garçon s’y sente bien. Elle énumérait le mobilier et les objets, en découpant les syllabes de chaque mot pour la compréhension du garçonnet. À chaque mot qu’il répétait, Anna le félicitait. Elle prenait le rôle confié par ses parents très à cœur. Elle s’imaginait être une grande sœur pour lui. Tout de même, pensait-elle, elle allait sur ses dix ans et lui avait huit ans à peine ! cela faisait une grande différence à ses yeux. Quand les deux enfants revinrent au salon, les parents de la fillette les accueillirent avec un grand sourire complice.

«  Alors, Anton, ça te plaît ici ? demanda la maman.  L’enfant répondit par un signe timide de la tête et regarda Anna comme pour se rassurer. -  Il est intimidé, c’est normal, dit le père. Anna, nous savons qu’il peut compter sur toi pour jouer avec lui. Je suis certain que vous allez être d’excellents camarades de jeu. Maintenant, allons déguster ce bon gâteau que nous avons préparé en l’honneur de sa venue chez nous !  » La petite famille, temporairement élargie à quatre membres, se dirigea vers la cuisine. Anna, prenant son nouveau statut très au sérieux, donnait la main à Anton.

La journée s’écoula, chacun essayant au mieux de contenter les besoins et les envies du garçonnet. En soirée, exténué par le voyage et toutes les émotions liées au changement, il manifesta le désir de dormir. Mais une fois dans son lit, après la «  bonne nuit  » d’usage que tous lui souhaitèrent, le petit se sentit un peu perdu dans cette maison. Loin des visages familiers de son pays, il se mit à pleurer. L’oreille aux aguets, la maisonnée accourut pour le consoler. Les parents entonnèrent une chansonnette roumaine. Anna, à qui ils l’avaient apprise, les accompagna. Le personnel de l’hôpital où les parents d’Anna travaillaient sporadiquement en Roumanie, chantait toujours celle-ci aux enfants présents. Ce chant traditionnel, qu’Anton semblait bien connaître, le réconforta, décrispant totalement son visage. Il se mit à bailler et cligner des yeux.

Les parents, restés un moment avec lui jusqu’à ce qu’il s’endorme, lui parlèrent de ce qu’ils avaient projeté de faire durant ces dix prochains jours de vacances. Le bambin les écoutait sans vraiment comprendre et finit par sombrer dans le sommeil. Il dormit jusqu’au lendemain dix heures. Les gens, son lieu de résidence, le pays, l’avion, les discussions en français malgré la connaissance des parents d’Anna de sa langue maternelle, tout cela était nouveau pour lui et ces émotions l’avaient fortement fatigué. Les journées et les nuits qui suivirent se passèrent malgré tout sans difficulté vraiment particulière.

Papy Germain et Nanette étaient venus déjeuner un midi pour faire sa connaissance et puis, quelques jours plus tard, ce fut au tour du groupe, formé par la famille et l’enfant, de monter dans le Conflent. Après avoir pris ses repères chez Anna, le garçon allait maintenant devoir commencer à se familiariser avec la jolie maison de campagne des grands-parents de la fillette. Il était toujours prévu qu’ils y passent ensemble les deux mois de vacances du prochain été. À proximité de la propriété, un peu de neige recouvrait le talus longeant la route qui montait. La nuit précédente avait été extrêmement froide. Le garçonnet fixait son regard sur les montagnes alentour recouvertes de neige. Elles lui rappelaient son pays. Il contempla le sommet du Canigou, tout habillé de blanc, imposant, qui leur faisait face. Il finit par montrer du doigt la jolie chaîne de montagnes à Anna qui lui sourit. Il semblait maintenant beaucoup plus à l’aise avec cette famille, mais c’est surtout avec Anna qu’il échangeait le plus.

Les vacances se terminèrent, le séjour d’Anton dans le Roussillon aussi. L’enfant fut raccompagné à l’aéroport, non sans émotion. Rendez-vous fut donné quelques semaines plus tard pour les vacances du mois d’avril. Anna et ses parents étreignirent le petit garçon juste avant de le confier à l’hôtesse chargée de son retour. Ils le regardèrent partir jusqu’à ce qu’il ne soit plus visible. Les parents remarquèrent les yeux humides de leur fille, puis virent une larme s’échapper et couler le long d’une de ses joues. Ils la prirent chacun par une main et se dirigèrent vers la sortie pour reprendre leur voiture. Ils la consolèrent en lui rappelant qu’elle allait, selon toute probabilité, le revoir très bientôt.

LES RETROUVAILLES Combien d’anecdotes Anna n’a-t-elle pas racontées à ses camarades de classe durant les semaines qui suivirent le départ d’Anton ! Un peu exagérées parfois. Les vacances d’avril approchant, elle se languissait un peu plus chaque jour du retour du petit garçon. Elle espérait fortement qu’aucun contretemps ne viendrait entraver sa venue et ses parents tentaient souvent de la rassurer. Mais la fillette, assez mature pour son jeune âge, ne pouvait s’arrêter de penser qu’il pourrait être malade au dernier moment, ou bien qu’un autre imprévu l’empêche de pouvoir prendre l’avion. Le jour «  J  » des retrouvailles finit par arriver. L’avion, qui ramenait Anton auprès de sa famille d’accueil, se posa sur la piste du petit aéroport jouxtant Perpignan. Il était aux alentours de onze heures en ce jour de début de printemps très ensoleillé.

Anna trépignait d’impatience. «  Ne gigote pas tant ! Calme-toi, il va bien finir par apparaître !  » lança la maman en sa direction, la sentant extrêmement nerveuse. Au moment précis où elle finit sa phrase, le garçon et son accompagnatrice apparurent dans le hall. Le garçonnet eut un léger sourire en les voyant tous les trois. Son attitude semblait bien moins craintive et beaucoup plus détendue que la première fois où il avait foulé le sol catalan. Il paraissait content de les revoir. La petite famille se pressa d’aller vers eux. L’hôtesse était celle qui avait accompagné l'enfant lors du premier voyage en février dernier.

Une fois la procédure accomplie et les bagages récupérés, le groupe se dirigea vers le parking, monta dans la voiture, puis fit route vers le domicile de la famille afin d’y vivre une nouvelle aventure. Cet après-midi-là, les parents firent aux enfants la surprise d’un goûter pour le retour d’Anton. Lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine, les petits, ravis, trouvèrent sur la table une immense poule en chocolat posée sur un spacieux nid rempli de petits œufs fourrés. Une jolie vaisselle décorée appropriée l’entourait. «  Elle est bien trop grosse pour nous quatre ! nous avons donc invité Nanette et Papy à la partager avec nous, dit la maman. - Chouette !  » s’écria la gamine en entendant la sonnette de l’entrée qui retentit à ce moment-là.

Le petit garçon, qui pourtant avait un peu amélioré son français depuis le dernier séjour, se contenta de sourire. À l’expression de son regard, il était visiblement heureux de les revoir. Il paraissait apaisé et son attitude exprimait une certaine confiance. Toute manifestation d’angoisse semblait disparue. En soirée, il retrouva une nouvelle fois le coin que la famille avait eu plaisir à réaménager pour lui dans la salle de jeu. Il s’était à présent familiarisé avec cet endroit confortable. Anna avait même ajouté sur son lit des animaux en peluche, amis précieusement conservés, qu’elle aimait tant et qu’elle lui prêtait pour l’occasion. Il s’endormit facilement, éreinté par son voyage, mais le cœur léger.

LA FARCE D’ANNA Anton dormit d’un trait jusqu’au lendemain sans pleur ni cauchemar. Il s’était maintenant acclimaté à cet environnement familial. Il était si loin de l’atmosphère du centre où il vivait habituellement. Là-bas, des enfants gémissaient parfois la nuit, réclamant leurs parents. Cet environnement présent lui paraissait si calme aussi comparé au bruit des allées et venues nocturnes du personnel de surveillance. De son côté, Anna, matinale en ce premier avril, s’était amusée, dès son réveil, à confectionner deux poissons d’avril en papier qu’elle avait soigneusement dessinés et découpés. Ceux-ci étaient destinés à être collés dans le dos de chacun de ses parents pour amuser Anton.

Eveillée, la famille avait cependant laissé dormir encore un peu le garçon. Il finit par pénétrer dans la cuisine pour y retrouver ses hôtes qui l’attendaient pour le petit déjeuner. Ils avaient tout préparé et commençaient à discuter du programme de la journée. De délicieuses odeurs de pain grillé, de gâteau, de chocolat et de café s’entremêlant avec douceur, arrivèrent aux narines de l’enfant dès qu’il ouvrit la porte. Ils le virent humer l’air et sourire légèrement, comme il en avait maintenant pris l’habitude. Quoiqu’encore un peu timide, les expressions de son visage montraient clairement le bien-être qu’il ressentait à présent. Il fut invité à s’attabler et chacun, à tour de rôle, lui proposa de lui servir mets et boissons posés pour l’occasion sur la jolie nappe. Le petit déjeuner terminé, la famille décida de sortir se promener. Cette journée se présentait sous de bons auspices. Le ciel se dégageait doucement, le soleil ayant commencé à balayer les nuages agglutinés pendant la nuit.

Voyant ses parents avoir déjà revêtu leur veste pour sortir, Anna entra en action à ce moment précis. Elle se débrouilla pour leur coller discrètement dans le dos, à l’aide de ruban adhésif, les poissons en papier fabriqués un peu plus tôt dans la matinée. Les deux adultes ne s’aperçurent de rien. Anna les montra discrètement à Anton qui éclata de rire. C’était son premier éclat de rire avec eux ! Les parents, surpris par cette exceptionnelle humeur chez le garçonnet, se retournèrent. Les enfants baissèrent simultanément la tête. L’on aurait dit deux galapiats pris sur le fait ! Anton ne comprenait pas la signification de cette farce et restait coi, tête baissée. Mi-figue mi-raisin, il se demandait s’il allait se faire gronder d’avoir ri de la bêtise commise par Anna. Et elle, allait-elle se faire réprimander?

C’est alors que la maman vit dans le miroir du vestiaire de l’entrée le poisson collé sur la veste de son mari. «  D’accord ! fit-elle en accentuant l’intonation. C’est donc ce qui a tant fait rire notre petit Anton. Il est vrai qu’il n’est pas habitué à nos sottes coutumes. Que vois-tu dans mon dos ? questionna-t-elle en s’adressant à son mari. - Un très joli poisson ! s’exclama le père. - Eh bien, nous formons à nous deux un bien bel aquarium !  »

Anton avait levé progressivement la tête après s’être complètement assuré que cette bêtise-là n’était pas sujette à remontrances. Anna s’était mise à rire à la fois pour avoir attrapé ses parents et pour la tête que faisait Anton. Ils sortirent et prirent la voiture jusqu’au lac voisin de quelques kilomètres. C’était un lieu privilégié pour faire une jolie balade familiale.

UN AGRÉABLE SÉJOUR PRINTANIER Ce séjour se déroula plus aisément qu’en février. Anton, qui avait repris ses marques dès le départ, se montra plus enthousiaste à participer à la vie de la maisonnée. Le temps se prêta aussi plus aisément aux promenades. La famille, agrandie pour l’occasion, traversa les quatre coins du département pour le faire connaître au garçonnet. Que la nature était belle à cette époque-ci de l’année ! À la fois verte et multicolore par endroits ! L’herbe, ratatinée jusque-là par le froid, repoussait, verdoyante ; les arbres, semblant à demi morts depuis des mois, refleurissaient en chœur ; des tapis de fleurs profuses jonchaient les champs. Au cours de ces virées, ils repérèrent un très joli endroit, près d’une rivière, et enjoués, revinrent y passer une superbe journée agrémentée d’un pique-nique.

L’adaptation d’Anton avait été stupéfiante pendant la durée de ce séjour. Il semblait à présent quasi intégré à sa famille d’accueil et prêt à y revenir pour un nouveau séjour, plus long. C’est ainsi que vint une deuxième fois, le temps de la séparation entre l’enfant et ses hôtes. L’ATTENTE Les deux gamins, inséparables après ces quinze jours passés à se côtoyer, fondirent en larmes à l’aéroport le jour du départ d’Anton. Cette fois-ci, la séparation allait durer plus de deux mois. Les parents de la fillette essayèrent de les consoler et eurent un peu de mal à abréger leur étreinte qui s’éternisait.

Le petit garçon emportait dans sa valise plein de souvenirs qu’ils lui avaient achetés, çà et là, au gré de leurs déplacements, pour que l’attente lui paresse moins longue jusqu’à l’été. Mais surtout, il repartait la tête remplie de bons moments passés avec cette famille qu’il appréciait de plus en plus. De son côté, Anna termina l’année scolaire avec de très bonnes appréciations sur le travail fourni en classe, comme elle en avait habitué ses parents. Question discipline, ils avaient déjà pu lire, à plusieurs reprises par le passé, la mention : « un peu distraite  ». Mais cette fois-ci, ils furent surpris de lire sur son cahier de bilan : «  ces deux derniers mois, Anna a passé autant de temps à rêvasser qu’à rester concentrée sur son travail !  ». Néanmoins, ses résultats n’en avaient pas pâti. Ils ne lui en tinrent donc pas rigueur. Ils comprenaient son comportement.

Les parents discutèrent alors entre eux sur le bien-fondé d’avoir voulu faire d’une pierre deux coups en faisant venir Anton. Leur seul désir avait été d’éviter à leur fille unique de souffrir de solitude et d’offrir simultanément au garçon l’opportunité d’un séjour dans le Sud de la France. Ils se rendirent finalement compte qu’ils n’avaient pas anticipé un tel attachement de ces derniers l’un à l’autre. Involontairement, ils avaient fait l’impasse sur la possibilité d’un tel sentiment. Et surtout ils constatèrent qu’ils n’avaient pas prévu leur séparation sous cet aspect ! Ils se demandèrent si Anton, confiné dans son centre pour enfants dans une grande ville de son pays lointain, ressentait aussi intensément ce manque qu’Anna. Heureusement, les enfants allaient être à nouveau bientôt réunis pour deux mois. Dans l’immédiat, c’était cela l’essentiel !

Fin

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