Une enfance en rouge et or Vol.5

Anna gardait ce tempérament facétieux. Peut-être représentait-il dans son esprit une façon d’attirer l’attention sur elle. Ses parents prirent plusieurs fois des nouvelles par téléphone durant le mois de juillet. Ses grands-parents les rassurèrent et ne mentionnèrent aucunement les pitreries répétées de leur petite-fille. Quant à la fillette, elle avait profité d’un appel pour détailler à sa mère les deux soirées féériques des 13 et 14 juillet qu’ils avaient vécues.

Depuis le terrain de la maison, ils avaient assisté en même temps à plusieurs feux d’artifice et spectacles pyrotechniques se tenant au-dessus des villages avoisinants. La propriété se trouvait sur un axe permettant de dominer une grande partie de la vallée. Anton avait, lui aussi, été émerveillé par ce spectacle grandiose qui se jouait dans le ciel du Conflent. Nanette avait au préalable pris soin de lui expliquer la signification de ces manifestations dont il ignorait l’existence. Anna vivait des instants inoubliables en compagnie d’Anton. Il s’agissait des meilleures grandes vacances qu’elle avait passées jusqu’à présent. Sa famille avait vu juste en accueillant le garçonnet. Le bonheur était dédoublé. Ils le partageaient ensemble.

Avec Nanette, fière de cuisiner les produits de leur propre récolte, ils apprenaient à confectionner des soufflés et des gâteaux. Elle leur montrait comment bien doser les ingrédients. Ce qu’ils adoraient par-dessus tout, c’était préparer de succulents clafoutis avec les œufs des poules de la maison et les fruits du verger. Quant à Papy Germain, il fabriquait le pain lui-même. Durant la cuisson, la maison embaumait ce doux parfum qui s’exhalait, atteignant de façon exquise les narines de ses occupants. Anna devait insister auprès de son grand-père pour qu’il les laisse participer à la confection de ces magnifiques pavés de pain. Ces derniers n’étaient jamais semblables car le choix de la farine différait au gré de son humeur. Et pourtant, ils étaient tout aussi appétissants et délicieux les uns que les autres.

La fillette savait depuis toujours que ses grands-parents étaient adeptes d’une vie simple et saine. Le cadre serein qu’ils avaient choisi s’y prêtait largement. Ils ne restaient toutefois pas coupés du monde. Ils s’informaient quotidiennement des nouvelles de l’actualité mondiale. Mais il n’exprimaient pas le besoin de tendre vers un mode de vie de surconsommation. L’exposition de la propriété, dans cette belle région au climat tempéré, leur permettait même d’être à l’abri du vent ainsi que de profiter de la chaleureuse clarté du soleil. Le sol fertile de par sa nature leur facilitait les cultures. Néanmoins, s’ils se sentaient bien dans le havre de paix que représentait leur home privilégié, ils avaient su garder un sens aiguisé de l’hospitalité. Anton en était le témoin direct. Ils aimaient aussi ouvrir leur porte aux amis proches et savaient recevoir. Il n’était pas rare que leurs invités passent tout un week-end et même plusieurs jours chez eux. Cependant, cet été là, ils avaient décidé de se consacrer uniquement à s’occuper des deux enfants.

Anna regorgeait d’idées et avait encore plus d’un tour dans son sac à sortir avant la fin des vacances. Un après-midi qu’elle entendit ses grands-parents dire qu’ils allaient se délasser un moment sur leur fauteuil à feuilleter leur magazine préféré, elle s’empressa d’aller inverser les lunettes dans leur étui respectif. «  Encore une idée farfelue signée Anna ! annonça Nanette en découvrant les lunettes du grand-père dans son étui à elle. - Oh, pas sûr ! Tiens, voici les tiennes ! Nous commençons à vieillir, ma chère, il faudra s’attendre à l’avenir à faire inconsciemment des bêtises ! Peut-être même pire que celles d’Anna ! »  répondit-il ironiquement en élevant volontairement la voix.

Les grands-parents se doutaient bien que l’enfant s’était cachée tout près afin de surveiller leur réaction. La petite-fille, les ayant écoutés du couloir, ne se montra pas. Ils ne lui firent ensuite aucune remarque personnelle et l’affaire passa sous silence. Mais elle débordait toujours d’imagination. Ainsi un matin d’août, elle eut subitement l’envie d’échanger en cachette les gamelles de Belle et de Tiky. Elle décida donc d’inverser les écuelles que Nanette venait de remplir et poser à leur place habituelle.

Belle avait suivi de bonne heure Papy Germain qui était toujours en train de s’affairer dans l’atelier situé derrière la maison. Tiky, habitué à partir chasser les nuits d’été dans la nature environnante, n’était toujours pas apparu. Anna en profita pour prendre la gamelle remplie à ras bord des petites croquettes destinées à ce dernier. Elle alla ensuite la poser dans la niche de la chienne, en évitant de la bringuebaler pour ne pas la renverser. L’habitat en bois de l’épagneule, fabriqué par le grand-père, ressemblait extérieurement à une maison miniature avec sa terrasse attenante. Belle aimait s’y réfugier pour des moments de tranquillité. La fillette prit ensuite le grand récipient attribuée à celle-ci. Elle le plaça sous la tonnelle où le chat avait pour habitude de prendre ses repas. Ce dernier se montra presque aussitôt sortant d’un fourré et alla directement vers le lieu de sa pitance. L’animal marqua un temps d’arrêt, puis inspecta un instant l’inhabituel contenant et son contenu.

La faim fut la plus forte et il entreprit de commencer à manger. Les croquettes, non adaptées, étaient si épaisses et leur goût si peu coutumier, qu’il se mit à les croquer avec difficulté. Belle, alertée probablement par le bruit métallique provoqué par le choc des écuelles contre le sol, se précipita en direction de sa niche. Elle avala son repas avec la rapidité de l’éclair. Non encore rassasiée, elle vint se poster sous la tonnelle à côté de Tiky, lequel, le museau dans la grosse écuelle, essayait de se dépatouiller comme il pouvait. Nanette, témoin de tout ce manège depuis la fenêtre de la cuisine, sortit sur le perron. Elle fit semblant de ne pas s’être rendue compte immédiatement de la présence de sa petite-fille à proximité. Le regard fixé sur les animaux, elle se mit à s’exprimer à voix haute, ignorant la petite, comme si elle se parlait à elle-même : «  Ah là là ! Je me suis trompée. Où avais-je donc la tête ce matin ?  »

Anna, à l’écart, observait discrètement la scène, faisant mine de discuter sérieusement avec Anton, étranger à l’histoire, qui venait juste de la rejoindre. Ce dernier la regarda d’un air ahuri sans comprendre grand-chose aux propos de la conversation impromptue et décousue qu’elle venait d’engager avec lui. «  Ah, Anna, tu es là ! dit la grand-mère en ayant fait semblant de la chercher du regard. Viens me voir, s’il te plaît ! - Oui Nanette, j’arrive ! Tu veux que je t’aide à faire quelque chose ? osa l’enfant. - En effet, peux-tu, s’il te plaît, aller récupérer l’écuelle de Tiky qui doit se trouver dans la niche de Belle ? Pendant ce temps, je vais téléphoner au cabinet du médecin pour prendre un rendez-vous urgent car je perds la tête et cela m’inquiète », lui annonça-t-elle tout aussi hypocritement.

Anna se demanda vraiment si sa grand-mère parlait sérieusement. Se pouvait-il qu’elle n’ait pas deviné qu’il s’agissait là d’une nouvelle plaisanterie ? Dans le doute, la voyant filer rapidement à l’intérieur, elle la stoppa dans son élan : «  Nanette, attends ! J’ai quelque chose à te dire ! - Ah bon ! Quoi donc ? répondit celle-ci avec un air innocent. - C’est moi qui ai déplacé les gamelles. Tu ne perds pas la tête. - Ah ! Eh bien, je préfère cela ! J’ai vraiment cru que je devenais folle, dit-elle, sur le ton de l’hypocrisie. Quand cesseras-tu donc d’avoir des idées aussi saugrenues ? rajouta-t-elle. - C’était pour rigoler, Nanette !

- Bon ! Dépêche-toi d’aller arranger ta sottise avant que Belle n’ait l’idée de sauter sur Tiky pour reprendre ses croquettes ! Verse celles du chat dans le récipient approprié et présente-lui ! Pauvre bête ! Il doit se demander ce qui arrive, finit-elle de dire, d’un ton légèrement exaspéré. - Oui, Nanette, d’accord ! Je m’en occupe tout de suite », conclut la petite. Cette fois, Anna n’avait pas ressenti la complaisance habituelle de sa grand-mère vis-à-vis de ses farces. Elle venait de jouer un tour aux animaux et Nanette n’avait apparemment pas apprécié cette blague. Elle se résolut donc à se tenir désormais tranquille. Elle prit, un peu à regret, la décision de ne plus jouer de tour d’ici la fin des vacances tout proche. Ainsi, elle ne prendrait plus le risque, comme cette fois, de chiffonner, d’une façon ou d’une autre, ses grands-parents.

Anton, resté en retrait, avait vu se dérouler la scène. Il regardait à présent la fillette qui se hâtait de réparer ses bêtises. Il ne dit rien. Il attendit simplement qu’elle ait fini pour la rejoindre. Ils effectuèrent une grande partie de cache-cache dans les innombrables recoins que comptait la propriété, avant de retrouver Nanette qui ne fit en aucun cas allusion à la farce d’Anna. Les vacances se poursuivirent dans un climat de sérénité sans faille, Anna s’étant résolue à contenir son désir spontané de facétie.

Pour participer aux festivités du 15 août, la maisonnée se rendit au village le plus proche. Les enfants se réjouirent d’être conduits sur le lieu de la remarquable petite fête foraine organisée pour l’occasion par la municipalité. Ils purent y apprécier les attractions composées de stands et de manèges. C’était une première pour Anton ébahi devant tant de jeux de lumières et de couleurs. Ce spectacle féérique, rendu enivrant par le mélange des sons, couleurs et odeurs, l’exaltait. Il lui paraissait presque magique. Des senteurs doucereuses entremêlées de barbe à papa, réglisse, nougat, pomme d’amour et crêpe lui arrivaient aux narines. Jamais encore il n’avait vécu de situation aussi agréable. Ses sens étaient en émoi. Pour Anna aussi, ce moment paraissait magique. Se retrouver ainsi avec Anton, admis comme le serait un petit-fils par ses grands-parents, lui donnait cette impression inédite d’être une grande sœur pour lui.

La réalité était évidemment tout autre. Le garçon allait prochainement repartir et retrouver sa vie organisée et sans surprise. Il serait aussi bientôt loin des personnes qu’il appréciait désormais à cent pour cent. Comme prévu, les parents de la fillette revinrent de leur mission fin août, après avoir pris des nouvelles à maintes reprises tout au long de ces deux mois.

Lors du départ d’Anton, les enfants, les larmes aux yeux, tristes de se quitter à nouveau, se serrèrent longuement dans leurs bras. Anna regarda ensuite le garçonnet s’éloigner vers le tarmac de l’aéroport perpignanais, accompagné de l’hôtesse chargée de son retour. Nanette et Papy Germain avaient fait le déplacement pour embrasser une dernière fois le garçon avant l’envol pour son pays lointain. Il y eut, ce matin-là, profusion de larmes en voyant ce petit, devenu si attachant, partir rejoindre son univers monotone.

Dès son arrivée sur le sol roumain, Anton réintégra son centre. Jamais encore il ne s’était retrouvé la tête autant chargée de souvenirs. Et quels souvenirs ! La rentrée des classes arriva rapidement pour Anna qui entama son ultime année à l’école primaire.

Fin

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