Une enfance en rouge et or Vol.6

DES LIENS INDÉFECTIBLES Dès le retour d’Anton dans son établissement, la famille roussillonnaise n’avait pas manqué d’appeler pour avoir de ses nouvelles et avait même réussi à pouvoir lui parler directement au téléphone. La maman d’Anna lui avait bien assuré que, malgré la distance, chacun des membres pensait bien à lui. La fillette avait même pu dialoguer avec lui quelques minutes. L’émotion avait été palpable de part et d’autre. Promesse avait été faite au garçon de garder le contact et de se revoir.

Cependant, il ne put revenir dans le Roussillon durant les mois qui suivirent. L’association avait statué sur la nécessité de permettre à d’autres enfants d’être accueillis à leur tour dans des familles. Anna apprit par ses parents cette décision prise en haut lieu. Celle-ci était fondée, pour chaque accueil, sur la base du principe de roulement. Ayant espéré revoir rapidement le garçonnet, elle fut extrêmement déçue. Ses parents avaient déjà discuté avec elle de cette possibilité. Elle y était donc préparée, mais les liens qui s’étaient tissés entre elle et Anton tout au long de l’été représentaient beaucoup plus que de simples liens amicaux. Résignée à cette séparation prolongée, elle adressa à son jeune ami des dessins et photographies de manière continue et cadencée. Le temps passa.

Au printemps 2006, les parents d’Anna reçurent d’une collègue roumaine des informations selon lesquelles un oncle d’Anton s’était manifesté afin de s’en occuper. L’adulte et l’enfant s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises au centre et il était prévu que le garçonnet effectue des séjours d’une durée progressive à son domicile. Il devenait évidemment indispensable que le petit garçon connaisse l’univers de ce parent qui pourrait devenir son tuteur légal et le prendre à sa charge. La famille de la fillette accueillit favorablement cette nouvelle et se réjouit pour le garçon dont l’avenir optimiste semblait s’ouvrir devant lui.

La nouvelle était pourtant loin de combler Anna de joie. La seule pensée qui émergea alors de son esprit était celle du frein que représentait cet oncle à d’éventuelles retrouvailles. Reverrait-elle bientôt celui qu’elle considérait désormais comme son jeune frère ? Cette situation engendra chez elle une mélancolie à laquelle ses parents compatirent : «  Anna, nous comprenons ta tristesse, mais il faut que tu réalises qu’il s’agit d’une formidable voie d’avenir pour Anton. Il pourra enfin quitter son centre et vivre en famille !    » Ils se voulaient rassurants à l’égard de leur fille. Ils s’enquirent par la suite toujours autant des nouvelles du garçonnet afin de conserver le lien qui les unissait. Ils s’étaient engagés à éviter de fragiliser ce lien pour ne pas le perdre.

Quelques mois plus tard, Anton fut scolarisé dans le quartier de son oncle, devenu entre-temps son tuteur légal. La famille d’Anna avait été autorisée à connaître son adresse. Elle pouvait ainsi continuer à lui écrire et prendre de ses nouvelles. Anna entra au collège et se fit de nouveaux camarades parmi les élèves des villages voisins. Un soir d’octobre 2006, le téléphone retentit dans la maison d’Anna. La maman prit le téléphone. A plus de deux mille kilomètres de là, une petite voix s’exclama :

«  Allô ! - Oui, allô, bonsoir ! dit la maman, dubitative. - Maman Anna… moi Anton ! répondit l’enfant, hésitant, dans son français approximatif. - Oh, Anton ! Quelle joie de t’entendre ! Tu vas bien ? Tu te sens bien chez ton oncle ? - Oui, «  unchi  » Loan très gentil avec moi. - Il est à côté de toi ? - Oui. Moi passer à vous.  »

Depuis les années qu’ils partaient en mission dans les hôpitaux de Roumanie, les parents de la fillette avaient des connaissances dans la langue. Le papa, ayant rejoint son épouse au téléphone, avait d’ailleurs des aïeux originaires de ce pays. Les trois adultes échangèrent donc quelques mots et réussirent à se mettre d’accord sur la possibilité d’une visite, dans les mois suivants, d’Anton et de Loan, son oncle. Anna, qui avait pu parler un instant avec le garçonnet, était remplie de joie.

À sa voix, le garçon semblait heureux lui aussi. Il jubilait à l’idée que son oncle ait accepté la proposition faite par sa précédente famille d’accueil. Il s’était souvent remémoré les bons moments passés en compagnie de tous, et plus précisément de la petite-fille. Cette dernière lui avait toujours adressé ses plus beaux dessins. Il conservait précieusement toutes ces représentations colorées, qu’il considérait comme des chefs-d’œuvre. Il les gardait bien à l’abri dans la jolie pochette que la famille lui avait offerte à cette intention avant son départ. Il y avait adjoint toutes les photographies. Ainsi, les souvenirs restaient présents. Les contraintes liées aux emplois du temps des protagonistes firent que la visite d’Anton et de son oncle ne put s’organiser avant le début de l’année suivante.

C’était, en fait, l’occasion idéale pour fêter les dix ans du garçonnet. Les parents de la fillette possédaient, à deux pas de la villa, un coquet petit studio. Ils le laissaient à la disposition des membres de la famille ou des amis, éloignés géographiquement, lorsqu’ils venaient séjourner dans le Roussillon pour les voir. Ils le proposèrent donc à Loan pour ce séjour d’une durée limitée, le petit garçon ayant émis le souhait de rester dormir chez Anna durant ces quelques jours. La veille de leur arrivée, la fillette eut du mal à s’endormir tant elle se sentait exaltée à l’idée de retrouver son jeune ami qu’elle n’avait pas revu depuis près d’un an et demi.

Le jour venu, ce samedi de janvier 2007, la maisonnée partit chercher le garçon et son oncle à l’aéroport voisin. Loan avait appelé les parents deux heures auparavant de Paris où Anton et lui avaient fait escale, afin de préciser l’heure d’arrivée à Perpignan de leur prochain vol. C’était la première fois qu’Anton voyageait sans être pris en charge par une hôtesse. Beaucoup d’évènements s’étaient passés dans sa vie depuis sa dernière visite. Et tout s’était accéléré en quelques mois. Ce samedi-là, il foulait à nouveau le sol catalan, mais accompagné de son oncle. C’était une double joie pour lui que d’arriver en famille et retrouver Anna et les siens. Les deux enfants avaient grandi et changé. Un léger trouble les envahit dès qu’ils s’aperçurent. Ils n’étaient plus tout à fait comme dans leur souvenir. Seize longs mois s’étaient écoulés depuis leur dernière séparation.

Dans la voiture qui les ramenait à la villa de la famille, il ne leur fallut pourtant pas longtemps pour retrouver leur complicité du dernier été passé ensemble. L’évocation de cette période et des bêtises d’Anna, dont ses parents ignoraient tout jusque-là, suffit à les faire rire de bon cœur. L’oncle du garçon était un homme courtois de l’âge approximatif de celui des parents d’Anna et qui enseignait l’Art à l’université voisine de son domicile. Il avait réorganisé sa vie en fonction du garçon et lui consacrait désormais beaucoup de son temps libre. Anton fut heureux de retrouver le coin confortable qui avait abrité ses premières émotions à son arrivée chez Anna, presque deux années auparavant.

Tous furent conviés le dimanche chez les grands-parents pour fêter le retour temporaire d’Anton. Ce dernier détailla à son oncle ce nouvel environnement comme Anna l’avait fait pour lui la première fois. Cette rencontre très amicale fut aussi pour Loan l’occasion de découvrir ce panorama magnifique qu’Anton lui avait si souvent vanté. Elle lui permit aussi de découvrir les habitudes de vie des grands-parents. Elles différaient des siennes par le fait qu’ils vivaient à leur rythme. Sa vie à lui était trépidante, soumise à des impératifs d’horaires, de transport. Il en fut admiratif. L’enfant et son oncle passèrent un très agréable séjour roussillonnais. Loan remercia la famille d’Anna pour son chaleureux accueil. Il promit de revenir avec Anton dès que cela leur serait possible.

Ils se revirent en effet plusieurs fois. Entre chacune des retrouvailles, les enfants avaient grandi et s’étaient un peu plus métamorphosés. Anna avait progressivement calmé son tempérament joueur. Anton avait considérablement amélioré son français. Leur complicité, elle, était demeurée intacte. Respectivement élèves très studieux dans leur pays, ils se plaisaient à communiquer régulièrement et à échanger sur leur vie et leurs activités. Les jours, les mois, les années passèrent ainsi, l’insouciance de l’enfance laissant progressivement la place à un comportement plus mesuré.

ÉPILOGUE Anna, entrée à présent à l’Université de Médecine de Montpellier, espère suivre la voie de ses parents et devenir un «  médecin sans frontières  ». Resté son meilleur ami, Anton, actuellement au lycée, étudie la langue française. À seize ans et demi, il hésite encore entre devenir traducteur-interprète et médecin dans les hôpitaux roumains. Pour Anna, avoir eu deux mamans et deux papas, c’est avoir reçu deux fois plus d’amour. Elle porte ces quatre visages en elle. C’est sa plus grande force.

Doïna et Nicolae, ses parents biologiques, qu’elle ne connaîtra jamais, lui ont fait le cadeau de la vie. Le voyage dans le ventre de sa mère aura été l’épopée du début de son existence. La destinée tragique de ses parents les a empêchés de se rencontrer mais elle les garde bien blottis au fond de son cœur. Ils restent les gardiens de son imaginaire et continuent de lui conter de belles histoires sur son origine. Alors qu’elle était privée de sa maman dès son arrivée au monde, Hélène et Patrice, ses parents adoptifs, lui ont permis de franchir pas à pas les étapes du bonheur. Avec eux, avec ses grands-parents du Conflent, elle a appris à apprécier chaque instant. Son second départ dans la vie restera lié à jamais à cette famille du Roussillon. Cette enfance de rêve, Anna, la petite-fille enlevée au silence du néant par une famille formidable, souhaite aujourd’hui à tous les enfants de la vivre aussi intensément !

Fin

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